Une civilisation qui légalise l’euthanasie perd tout droit au respect

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Tribune parue dans FigaroVox le 5 avril 2021

Proposition numéro 1 : personne n’a envie de mourir. On préfère en général une vie amoindrie à pas de vie du tout ; parce qu’il reste de petites joies. La vie n’est-elle pas de toute façon, par définition presque, un processus d’amoindrissement ? Et y a-t-il d’autres joies que de petites joies (cela mériterait d’être creusé) ?

Proposition numéro 2 : personne n’a envie de souffrir. J’entends, de souffrir physiquement. La souffrance morale a ses charmes, on peut même en faire un matériau esthétique (et je ne m’en suis pas privé). La souffrance physique n’est rien d’autre qu’un enfer pur, dénué d’intérêt comme de sens, dont on ne peut tirer aucun enseignement. La vie a pu être sommairement (et faussement) décrite comme une recherche du plaisir ; elle est, bien plus sûrement, un évitement de la souffrance ; et à peu près tout le monde, placé devant une alternative entre une souffrance insoutenable et la mort, choisit la mort.

Proposition numéro 3, la plus importante : on peut éliminer la souffrance physique. Début du XIXe siècle : découverte de la morphine ; un grand nombre de molécules apparentées sont apparues depuis lors. Fin du XIXe siècle : redécouverte de l’hypnose ; demeure peu utilisée en France.

L’omission de ces faits peut expliquer à lui seul les sondages effarants en faveur de l’euthanasie (96 % d’opinions favorables, si je me souviens bien). 96 % des gens comprennent qu’on leur pose la question : « Préférez-vous qu’on vous aide à mourir ou passer le restant de vos jours dans des souffrances épouvantables ? », alors que 4 % connaissent réellement la morphine et l’hypnose ; le pourcentage paraît plausible.

Je résiste à l’occasion de me lancer dans un plaidoyer pour la dépénalisation des drogues (et pas seulement des drogues « douces ») ; c’est un autre sujet, sur lequel je renvoie aux observations pleines de sagesse de l’excellent Patrick Eudeline.

Les partisans de l’euthanasie se gargarisent de mots dont ils dévoient la signification à un point tel qu’ils ne devraient même plus avoir le droit de les prononcer. Dans le cas de la « compassion », le mensonge est palpable. En ce qui concerne la « dignité », c’est plus insidieux. Nous nous sommes sérieusement écartés de la définition kantienne de la dignité en substituant peu à peu l’être physique à l’être moral (en niant la notion même d’être moral ?), en substituant à la capacité proprement humaine d’agir par obéissance à l’impératif catégorique la conception, plus animale et plus plate, d’état de santé, devenu une sorte de condition de possibilité de la dignité humaine, jusqu’à représenter finalement son seul sens véritable.

« La dignité, on peut très bien vivre sans ; on s’en passe. Par contre, on a tous plus ou moins besoin de se sentir nécessaires ou aimés ; à défaut estimés »

Dans ce sens je n’ai guère eu l’impression, tout au long de ma vie, de manifester une dignité exceptionnelle ; et je n’ai pas l’impression que ce soit appelé à s’améliorer. Je vais finir de perdre mes cheveux et mes dents, mes poumons vont commencer à partir en lambeaux. Je vais devenir plus ou moins impotent, plus ou moins impuissant, peut-être incontinent, peut-être aveugle. Au bout d’un certain temps, un certain stade de dégradation physique une fois atteint, je finirai forcément par me dire (encore heureux si on ne me le fait pas remarquer) que je n’ai plus aucune dignité.

Bon, et alors ? Si c’est ça, la dignité, on peut très bien vivre sans ; on s’en passe. Par contre, on a tous plus ou moins besoin de se sentir nécessaires ou aimés ; à défaut estimés — voire admirés, dans mon cas c’est possible. Ça aussi, c’est vrai, on peut le perdre ; mais, là, on n’y peut pas grand-chose ; les autres jouent à cet égard un rôle tout à fait déterminant. Et je me vois très bien demander à mourir juste dans l’espoir qu’on me réponde : « Mais non mais non, reste avec nous » ; ce serait tout à fait dans mon style. Et en plus j’avoue cela sans la moindre honte. La conclusion, j’en ai peur, s’impose : je suis un être humain absolument dépourvu de toute dignité.

Un élément de baratin habituel consiste à affirmer que la France est « en retard » sur les autres pays. L’exposé des motifs de la proposition de loi qui va prochainement être déposée en faveur de l’euthanasie est à cet égard comique : cherchant les pays par rapport auxquels la France serait « en retard », ils ne trouvent que la Belgique, la Hollande et le Luxembourg ; je ne suis pas franchement impressionné.

La suite de l’exposé des motifs consiste en un enfilage de citations d’Anne Bert, présentées comme « d’une force admirable », mais qui ont plutôt eu sur moi l’effet malencontreux d’éveiller le soupçon. Ainsi, quand elle affirme : « Non, l’euthanasie ne relève pas de l’eugénisme » ; il est pourtant patent que leurs partisans, du « divin » Platon aux nazis, sont exactement les mêmes. De même, lorsqu’elle poursuit : « Non, la loi belge sur l’euthanasie n’a pas encouragé les spoliations d’héritage » ; j’avoue que je n’y avais pas pensé, mais maintenant qu’elle en parle…

Immédiatement après, elle lâche carrément le morceau en affirmant que l’euthanasie « n’est pas une solution d’ordre économique ». Il y a pourtant bel et bien certains arguments sordides que l’on ne rencontre que chez des « économistes », pour autant que le terme ait un sens. C’est bien Jacques Attali qui a insisté lourdement, dans un ouvrage déjà ancien, sur le prix que coûte à la collectivité le maintien en vie des très vieilles personnes ; et il n’est guère surprenant qu’Alain Minc, plus récemment, soit allé dans le même sens, Attali c’est juste Minc en plus bête (sans même parler du guignol de Closets, qui est comme le singe des deux précédents, leur Jean Saucisse).

« Pour tout lecteur du Bardo Thödol, l’agonie est un moment particulièrement important de la vie d’un homme »

Les catholiques résisteront de leur mieux, mais, c’est triste à dire, on s’est plus ou moins habitués à ce que les catholiques perdent à chaque fois. Les musulmans et les juifs pensent sur ce sujet, comme sur bien d’autres sujets dits « sociétaux » (vilain mot), exactement la même chose que les catholiques ; les médias s’entendent en général fort bien à le dissimuler. Je ne me fais pas beaucoup d’illusions, ces confessions finiront par plier, par se soumettre au joug de la « loi républicaine » ; leurs prêtres, rabbins ou imams accompagneront les futurs euthanasiés en leur disant que là c’est pas terrible, mais que demain sera mieux, et que même si les hommes les abandonnent, Dieu va s’occuper d’eux. Admettons.

Du point de vue des lamas, la situation est sans doute encore pire. Pour tout lecteur conséquent du Bardo Thödol, l’agonie est un moment particulièrement important de la vie d’un homme, car elle lui offre une dernière chance, même dans le cas d’un karma défavorable, de se libérer du samsara, du cycle des incarnations. Toute interruption anticipée de l’agonie est donc un acte franchement criminel ; malheureusement, les bouddhistes interviennent peu dans le débat public.

Demeurent les médecins, en qui j’avais fondé peu d’espérance, sans doute parce que je les connaissais mal, mais il est indéniable que certains d’entre eux résistent, se refusent obstinément à donner la mort à leurs patients, et qu’ils resteront peut-être l’ultime barrière. Je ne sais pas d’où ça leur vient, ce courage, c’est peut-être juste le respect du serment d’Hippocrate : « Je ne remettrai à personne du poison, si on m’en demande, ni ne prendrai l’initiative d’une pareille suggestion ». C’est possible ; ça a dû être un moment important, dans leurs vies, la prononciation publique de ce serment.

En tout cas c’est beau, ce combat, même si on a l’impression que c’est un combat « pour l’honneur ». Ce ne serait d’ailleurs pas exactement rien, l’honneur d’une civilisation ; mais c’est bien autre chose qui est en jeu, sur le plan anthropologique c’est une question de vie ou de mort. Je vais, là, devoir être très explicite : lorsqu’un pays — une société, une civilisation — en vient à légaliser l’euthanasie, il perd à mes yeux tout droit au respect. Il devient dès lors non seulement légitime, mais souhaitable, de le détruire ; afin qu’autre chose — un autre pays, une autre société, une autre civilisation — ait une chance d’advenir.