À l’origine de ce dossier, une pluie de questions doublées d’une inquiétude : quel avenir le XXIe siècle réserve-t-il à l’expérience de la lecture ? Pourquoi les jeunes s’adonnent-ils de moins en moins à cette activité ? À quelles métamorphoses l’objet-livre se voit-il aujourd’hui confronté ? Ce dernier sortira-t-il indemne du tournant numérique ? Pour détourner le fameux mot de Hugo, le monde des écrans tuera-t-il celui des librairies et des bibliothèques ? L’époque contemporaine, à l’inverse, donnera-t-elle naissance à de nouvelles pratiques de lecture ? Si oui, lesquelles ? Quelle est la différence l’acte de feuilleter un ouvrage imprimé et celui de consulter un e-book ? Les livres audio font-ils de l’ombre à la voix de leur auteur ? Quelle est la part du plaisir et du travail, de la mémoire et du loisir quand on se plonge dans la découverte d’un texte ? La lecture est-elle un dialogue silencieux ? Une démarche passive ? Une véritable entreprise de création ? Un acte d’écriture ? Ces questions, aussi vieilles que la littérature, nous les avons adressées à un panel de lecteurs qui, réunis dans ce dossier, reflètent à eux tous les chaînons multiples qui façonnent le destin d’un livre. Nous avons interrogé des écrivains, des éditeurs, des correcteurs, des attachés de presse, des libraires, des journalistes, des critiques littéraires, des jurés de prix, des professeurs de français, des blogueurs ou encore des lycéens. À travers cette démarche, le numéro 75 de La Règle du jeu entend dépasser les habituels refrains sur le « déclin de la lecture » pour refléter, aussi fidèlement que possible, la trajectoire complexe qui est celle des livres.
À quel moment de la journée, de la semaine, de l’année, de la vie lisez-vous le plus volontiers ?
Il serait à peine exagéré de dire que je lis tout le temps. Même pour un parcours en métro de trois stations, même pour faire des achats au supermarché avec le risque de faire cinq minutes de queue, je prends un livre. J’ai un livre sur moi pratiquement en permanence. C’est pourquoi je ne suis pas du tout satisfait par les livres de poche. La première chose qu’on serait en droit d’attendre d’eux serait qu’ils tiennent les promesses de leur nom ; à savoir qu’ils puissent, en effet, être glissés dans la poche d’une veste ou d’un manteau, pour être transportés partout avec soi. Il n’y a à ma connaissance que les poches japonais qui satisfassent à cette exigence élémentaire. À l’opposé de ces conditions de lecture dégradées, je connais peu de bonheurs plus intenses (et je me suis souvent demandé si j’étais le seul à le ressentir) que celui de lire un bon livre, confortablement installé dans un train qui traverse un beau paysage. On plonge dans le livre, on s’y immerge complètement ; de temps en temps, on lève les yeux de ses pages pour contempler le paysage qui défile ; et on continue, on alterne les deux sensations, qui semblent se renforcer l’une l’autre, et on a envie que ça dure longtemps, toujours.
Y a-t-il des livres dont vous puissiez dire qu’ils ont changé votre vie ? Dans ce cas, pourquoi ?
Lorsqu’un journal allemand m’avait posé la question, j’avais répondu que Rester vivant, que j’ai publié en 1991, il y a trente ans, avait changé ma vie. J’étais désolé que cette réponse paraisse immodeste, alors qu’elle n’était que l’expression d’une vérité élémentaire. Oui, écrire Rester vivant a changé ma vie. Ce qui est curieux, c’est que ce texte est tellement hors normes qu’il est généralement classé, faute de mieux, en « poésie », alors que c’est immédiatement après l’avoir écrit que j’ai compris que j’allais écrire autre chose que des poèmes ; que j’allais me lancer, à travers la création de personnages, dans le pénible travail de prendre en charge le monde réel ; en d’autres termes, que j’allais écrire des romans.
Y a-t-il un grand classique — ou plusieurs — dans lequel vous n’avez jamais eu le goût d’entrer ?
Le premier auquel je songe, ce sont les Essais de Montaigne, que j’ai toujours trouvés franchement barbants, et ne m’ont nullement donné envie de faire la connaissance de l’auteur. Si c’est ça être un « sage », me disais-je en feuilletant l’ouvrage avec lassitude, je préférais encore conserver en moi une certaine dose de folie. Au fond, le plus grand mérite des Essais à mes yeux est d’avoir provoqué le commentaire cinglant, magnifique d’insolence, de Pascal : « Le sot projet qu’il a de se peindre ! » J’ajouterais volontiers les romans de Victor Hugo, encore que j’ignore s’ils sont encore considérés comme de grands classiques. En tout cas à mes yeux c’est de la soupe, et il faudrait couper énormément pour obtenir un résultat à peu près valable. Cette médiocrité de Victor Hugo est d’autant plus frappante qu’être un bon poète n’empêche nullement d’être un bon romancier, comme le montrent avec éclat certains de ses contemporains, en particulier Lamartine et Vigny.
Vous est-il arrivé d’aimer de mauvais livres ? Si oui, pourquoi ?
Oui, très souvent. Enfin, aimer n’est peut-être pas le mot juste ; disons que je leur ai été reconnaissant d’exister. Je m’explique. À une certaine époque de ma vie je voyageais beaucoup, longtemps, dans des pays où trouver des livres français était très difficile. Dans ces conditions, j’ai naturellement songé à acheter une liseuse électronique. En fait, j’en ai eu trois différentes ; aucune ne m’a donné vraiment satisfaction. À un moment ou à un autre, j’en arrivais toujours à éprouver le manque d’un livre, d’un vrai livre, et je me lançais dans une quête épuisante, écumant tout ce qui pouvait ressembler à une librairie, ce qui durait parfois des journées entières. Il m’est même arrivé de constater, avec un sentiment ambigu, que je préférais, dans un sens, lire un livre médiocre, mais imprimé, qu’un des chefs-d’œuvre de la littérature, stockés sous forme digitale, que j’avais rassemblés pour mon voyage. Il ne s’agissait pas d’une pure et simple addiction physique pour le papier imprimé : un journal, une revue ne faisaient en aucun cas l’affaire ; il me fallait, impérativement, des romans. Je ne parviens pas complètement à m’expliquer le phénomène.