L’idée d’un entretien avec Michel Houellebecq est née au printemps alors que Michel Onfray et Stéphane Simon, les deux cofondateurs de la revue Front Populaire, désespéraient, durant, la dernière campagne présidentielle, de voir la question de la civilisation si peu et si mal traitée par les candidats et les médias. S’ils se connaissent, se lisent et s’estiment, Onfray et Houellebecq n’avaient jamais jusqu’ici débattu ailleurs que dans un cadre privé. Nous étions loin de nous imaginer qu’ils dialogueraient pour nous pendant plus de six heures ! Passant en revue tous les grands sujets : le déclin de l’Occident, l’existence de Dieu, l’euthanasie, le grand remplacement, la peine de mort, l’Union européenne, l’écologie, la démocratie… Et nous offrant là un morceau de bravoure, de vérité et de lucidité qui fera date.
Bonne lecture !
MICHEL ONFRAY : « Je regarde de toutes parts et je ne vois partout qu’obscurité. » C’est par cette citation des Pensées de Blaise Pascal, cher Michel, que vous commencez votre texte politique le plus récent, qui a été publié l’an dernier dans Le Point. Or, il se fait que je vois dans cette phrase la quintessence de votre pensée. Car je crois, si vous me permettez, qu’il y a une « pensée Houellebecq ». Une pensée à laquelle j’adhère absolument, d’ailleurs, n’ayant rien à redire à tout ce que vous avez pu écrire sur la civilisation. Et donc, j’aimerais bien reprendre avec vous quelques-unes des remarques que vous avez faites sur cette question. Et je commencerai par vous interroger sur l’effondrement de la France, qui pour vous est une évidence.
MICHEL HOUELLEBECQ : Une évidence, oui, mais pas seulement pour moi. Et c’est ça qui me stupéfie, avant tout. La France ne décline pas davantage que les autres pays européens, mais elle a une conscience exceptionnellement élevée de son propre déclin. Dans le texte du Point auquel vous faites allusion, je parle presque uniquement de démographie. Or, sur le plan démographique, notre pays n’est pas celui qui décline le plus. Si l’on considère l’indice synthétique de fécondité, c’est-à-dire le nombre d’enfants par femme, les nations les plus mal classées de notre continent sont celles d’Europe du Sud : le Portugal et la Grèce à 1,4, l’Espagne et l’Italie à 1,3. Alors que la France est à 1,8. Ça fait une grosse différence. Ce n’est pas un déclin seulement français que nous vivons. Ce n’est même pas un déclin seulement occidental, l’effondrement démographique le plus brutal se produit dans certains pays asiatiques, qu’en général on admire pour leur compétitivité et leur avance technologique. Le Japon est déjà très bas avec 1,3, mais la Corée atteint le chiffre effarant de 0,9. C’est d’autant plus dramatique que ces nations refusent toute forme d’immigration. Si rien ne se passe, elles vont disparaître, et dans un futur pas très éloigné. Si rien ne se passe, dans moins d’un siècle, les Coréens auront été rayés de la surface de la planète, la Chine sera peu peuplée, Hong Kong sera un désert et il ne restera plus que quelques très vieux Japonais. Bref, le déclin n’est pas uniquement, ni même principalement, lié à la chute du christianisme. C’est la modernité en elle-même qui génère sa propre destruction. C’est très troublant. J’ai été impressionné par Nietzsche quand j’étais jeune, je crois même que c’est ma première lecture philosophique. Enfin non, Pascal l’a précédé, mais Nietzsche a été le second. Eh bien, on est aujourd’hui face à un phénomène dont le nihilisme européen annoncé par Nietzsche ne suffit clairement pas à rendre compte.
MICHEL ONFRAY : Un grand penseur de la démographie, Pierre Chaunu, dont on ne parle plus parce qu’il était contre l’avortement, a dit sur la contraception des choses qu’on n’avait pas envie d’entendre à l’époque. Mais il y avait chez lui une théorie de l’Histoire très intéressante, chrétienne, inspirée de Bossuet, qui voyait les civilisations comme des êtres vivants. Comme Chaunu, je pense que la maîtrise de la fertilité, c’est-à-dire l’apparition de la contraception, puis la légalisation de l’avortement, auxquels je suis favorable, contrairement à lui, ont fait que la procréation est devenue dans les pays riches une affaire de volonté. Ailleurs, on fait des enfants parce qu’on n’a pas le choix. Mais chez nous, le progrès technologique a corrélé démographie et volonté. Quand la volonté s’épuise dans une civilisation, il y a fatalement moins d’enfants. Pour des raisons que vous signalez d’ailleurs de façon géniale dans vos livres : l’individualisme, l’hédonisme, le narcissisme. Quand on a de l’argent, on veut le dépenser pour soi. On veut mener une vie personnellement épanouie et on se dit qu’un enfant, ça suffira. Résultat, les grandes familles sont aujourd’hui l’apanage des catholiques, des musulmans et des juifs pratiquants, inspirés par des monothéismes qui pensent que l’enfant est un cadeau de Dieu. C’est la formule de la Genèse : « Croissez et multipliez-vous. » Voilà pourquoi j'ai plutôt tendance à ramener le problème à la religion, à la religion qui s’effondre.