Michel Houellebecq réagit à l’élection présidentielle

Michel Houellebecq réagit à l’élection présidentielle

L’écrivain analyse le vote des français.

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Tribune parue dans Der Spiegel le 29 avril 2022, sous le titre « Nicht versöhnt » (Pas réconciliés)

Dans les sondages, je me suis toujours senti une affinité avec les agnostiques absolus, ceux qui après avoir examiné, et sans doute soupesé, toutes les options proposées cochent à chaque fois la dernière case : Ne se prononce pas.

Pour cette dernière élection, un institut de sondage français, j'ai oublié lequel, a innové en proposant, en réponse à la question « Irez-vous voter dimanche prochain ? », après les classiques Oui et Non, une troisième réponse ainsi formulée : « Je l'envisage sérieusement. »

« Je l'envisage sérieusement »… voilà qui donne à penser. Comme si le comportement normal, sage et prévisible était dorénavant l'abstention, mais qu'il restait loisible au citoyen, à l'issue d'une réflexion personnelle difficile, de faire jouer une clause de non-reconduction.

Au sujet de ces élections, je vais être contraint de m'auto-congratuler un peu en faisant observer que, jusqu'à présent, tout se passe comme prévu dans mon dernier roman. C'était, il est vrai, facile ; disons que c'était une prophétie mineure.

Je compenserai ce moment d'immodestie en tressant une couronne de louanges au Spiegel. Cette une splendide est parue au moment de mon dernier séjour en Allemagne, à l'occasion de la Foire du livre de Francfort, qui fut l'occasion de ma dernière véritable interview, avec questions-réponses, etc. (C'était dans le Spiegel aussi, d'ailleurs.) La beauté de ce « Ich bin nicht arrogant » vient de ce que la photo dit exactement le contraire, mais aussi du fait qu'une contre-vérité absolue, prononcée avec suffisamment d'aplomb, peut produire, au-delà de la sidération première, quelque chose comme une révélation.

Nous en eûmes un autre exemple, plus récemment, en France, lorsque Marion Maréchal Le Pen affirma dans une interview (pour s'en féliciter) que les gens « ne votaient plus en fonction de leurs intérêts, mais de leurs convictions ». Peu de phrases aussi fausses ont été prononcées en France, ces dernières années, par une personnalité publique. Le vote a toujours été, plus ou moins, un vote de classe ; mais il ne l'avait jamais été à ce point. Sur le plan sociologique, l'enseignement des élections est d'une limpidité absolue, cela peut se dire en une phrase : les riches votent Macron, les pauvres votent Le Pen, les intermédiaires votent Mélenchon. C'est une grille de lecture simple, brutale, et elle fonctionne à la perfection.

Les jeunes votent Macron ou Mélenchon, les vieux votent Macron ; ceux qui travaillent votent Le Pen. C’est vrai, ou à peu près ; mais le plus important, le plus décisif, reste le vote de classe.

Sur le plan des « classes d'âge », il faut affiner un peu, mais à peine. Mon ami Jean-Pierre Dionnet me résumait une fois la vie adulte à trois phases. Dans la première (correspondant à la « carte jeunes » de la SNCF, et d'autres organismes), on profite de la vie, on s'amuse, etc. Ça dure à peu près jusqu'à 26 ans. Dans la dernière (« carte sénior »), à partir de 60 ans, c'est-à-dire un peu moins que l'âge de la retraite au moment où j'écris, c'est en principe pareil : on profite de la vie, on s'amuse (enfin, quand même moins ; on fait un peu semblant). Entre les deux, c'est l'âge sérieux de la vie. On travaille, ou on essaie ; on fait fonctionner le monde, ou on essaie. Certains tentent de réussir, d'autres de fonder une famille, parfois les deux. Enfin, on ne se marre pas tous les jours.

Les jeunes votent Macron ou Mélenchon, les vieux votent Macron ; ceux qui travaillent votent Le Pen. C'est vrai, ou à peu près ; mais le plus important, le plus décisif, reste le vote de classe.

À force d'insister sur la notion de classe, je risque d'être accusé de soumission exagérée aux concepts marxistes ; ce n'est pas faux, mais je vais nuancer. Un phénomène existe, auquel Marx ne comprenait à peu près rien, phénomène négligeable au point de vue sociologique, mais parfois capital chez les individus (et la présidentielle consiste, avant tout, à élire un individu), c'est celui de la trahison de classe ; et nous en avons eu, au cours de cette dernière élection, deux exemples spectacu­laires.

Grandie dans l'opulence, ayant connu une jeunesse de night-clubbeuse (quand même pas la jet-set, mais pas très loin), Marine Le Pen a rencontré la révélation à Hénin-Beaumont, chez les pauvres. Ce phénomène s'est produit à de nombreuses reprises dans l'histoire : saint François d'Assise, saint Vincent de Paul, etc. Sans viser aussi haut, Marine Le Pen s'est aperçue qu'elle avait davantage de plaisir à bavarder avec une caissière de chez LIDL qu'à retourner passer une après-midi dans le domaine de son père. Marine Le Pen a trahi sa classe.

Quand le résultat est plié d’avance, il devient difficile de s’intéresser au match.

Éric Zemmour a fait le chemin inverse. Né dans une de ces familles de juifs forcés par la nécessité de survivre au milieu des musulmans (il en reste quelques-unes, beaucoup moins, mais il en reste), il s'est enivré de la fréquentation des riches, des importants et des célèbres ; plus récem­ment, il a joui de susciter la ferveur chez des foules de jeunes gens. Cela était, en effet, inattendu et merveilleux, et peut s'excuser, mais Zemmour n'en a pas moins été à l'origine d'un phénomène qui ne va pas simplifier la situation de notre malheureux pays. Nous avions depuis longtemps en France deux gauches irréconciliables (pro et anti woke, pour simplifier) ; la droite essayait de jouer le jeu d'un couple qui reste ensemble pour les enfants, mais elle n'avait pas d'enfants. Éric Zemmour a peut-être créé les conditions de deux extrêmes droites irréconciliables ; ce qui serait une vraie nouveauté. Mais le public allemand ne devra pas s'y tromper : diverses balivernes idéologiques seront émises de part et d'autre ; mais la véritable opposition sera, comme à chaque fois, un pur et simple conflit de classes.

Marion Maréchal Le Pen, par exemple, n'a jamais trahi sa classe.

Nous venons d'offrir à l'opinion internationale, qui nous fait la bonté de suivre nos joutes, un spectacle bien médiocre. C'est un peu normal : quand le résultat est plié d'avance, il devient difficile de s'intéresser au match. Je ne sais pas si les projections de mon roman s'avéreront ; la rediabolisation du Rassemblement national sera de plus en plus difficile à mettre en œuvre, il y a peut-être (ou peut-être pas ?) des limites à la stupidité des populations. Je peux seulement vous promettre une chose, cher public allemand : nous ferons mieux en 2027.

Et je peux ajouter (ce qui est moins gai) que la réconciliation n'est pas, chez nous, à l'ordre du jour.