Europe Endless.
Réflexions sur les présidentielles, la gauche et l’Europe ; les explications de Michel Houellebecq sur sa décision d’appuyer la candidature de Jean-Pierre Chevènement.
Suis-je citoyen français, citoyen européen, citoyen du monde ? La troisième solution, à long terme, est probablement la meilleure ; mais la politique n’est pas un art du long terme, et ne doit surtout pas le devenir. Dans le moment historique où nous vivons, je serais plutôt tenté de pencher pour la seconde solution : la solution européenne. La France est une entité qui a cessé de fonctionner vers 1918, face à l’horreur du carnage : aucune entité politique, à aucune époque, n’est en droit de demander à ses citoyens un pareil sacrifice. Ainsi, je pense que j’aurais été munichois en 1938, collaborateur et pétainiste quelques années plus tard ; je n'aurais pas été un pétainiste enthousiaste. Il y avait très peu de pétainistes enthousiastes ; mais, ce qui est certain, c’est que plus personne n’avait envie de se battre.
L’Allemagne est une entité qui a cessé de fonctionner vers 1945 ; ils sont plus coriaces, il leur a fallu deux guerres mondiales successives ; mais leur pacifisme n’en est devenu que plus fort. Dans les années 70, le « Lieber rot als tot » était largement répandu chez les citoyens de ce pays ; et, aujourd’hui encore, c’est avec la plus grande hésitation qu’ils se résolvent à participer à une force d’intervention multinationale. Les Français, eux, semblent avoir retrouvé le goût de se battre ; ils sont nombreux à avoir accepté sans complexe le principe d’une intervention en Bosnie ou au Kosovo. Il est vrai qu’avec une armée de métier, être un héros, c’est devenu plus facile ; et la guerre, à la télé, ça change du foot.
J’écris ces lignes en Allemagne, sur les bords du Wannsee, à quelques mètres de l’endroit où s’est suicidé Kleist. J’aime ce pays, je m’en sens proche ; je sais que Chevènement est réputé anti-allemand ; et, jusqu’à présent, je n’ai donné aucune des raisons qui me poussent à voter pour lui. Je pourrais bien sûr alléguer le dépit, établir la nullité de ses principaux adversaires (l’argument, quoique insuffisant, est réel). Je crois inutile de m’attarder sur Jacques Chirac : cet imbécile est de toute évidence prêt à dire ou à faire à peu près n’importe quoi pour rester au pouvoir – ce n’est qu’une sorte de Mitterrand en plus grand, et en plus bête. Voter Chirac, ce n’est même pas voter ; autant pisser dans l’isoloir.
Le cas de Jospin est plus triste. J’aurai la cruauté de rappeler ici la fin du match France-Algérie : la ministre Buffet, atteinte par une canette de bière, jurant que ce n’était « pas grave » ; la ministre Guigou, à peu près pareil ; et le ministre Jospin, premier, atterré et blême. Je ne mets pas en doute le goût de cet homme pour « l’ordre républicain » ; mais je le crois incapable de mater les sauvageons, prisonnier qu’il est de son alliance avec les Verts, et plus généralement du soutien de ce qu’on appelle la « gauche morale » (quelle morale ? quelle gauche ?) Ceci me paraît suffisant pour le disqualifier ; à quoi bon payer les frais d’entretien d’un gouvernement s’il s’avère impossible de vivre en sécurité à l’intérieur des territoires qu’il contrôle ? Le pacte social, comme on dit, s’en voit instantanément rompu. Pour les mêmes raisons liées à l’existence de la « gauche morale », je crois Jospin incapable de mettre sur pied une politique d’immigration pragmatique – c’est à dire tenant compte de la situation démographique du pays, et de ses évolutions. Je le crois par contre parfaitement capable de mettre en place des mesures liberticides, à condition que la « gauche morale » n’y voie aucune objection. Par exemple les impardonnables lois Evin ; par exemple aussi cette effarante proposition de loi, déposée par la ministre Lebranchu, punissant de dix ans de prison (dix ans !) les clients de prostituées âgées de quinze à dix-huit ans. Rappelons aussi que le PACS a été initié par le Mouvement des Citoyens ; que Jospin n’a rien fait pour la légalisation des drogues. Au fond, la politique m’emmerde ; je n’ai nullement envie de passer mes semaines à surveiller les agissements, crapuleux ou stupides, de mes dirigeants. Mais je suis bien obligé de constater que non seulement l’état français fait son possible pour éviter d’arrêter les délinquants – loi Guigou sur la « présomption d’innocence » – mais qu’il tente de multiplier leur nombre en rejetant dans la sphère criminelle des activités aussi innocentes que la prostitution et la drogue – alors qu’il pourrait, en les organisant correctement, en tirer un joli bénéfice (sans aller jusqu’aux extrêmes de la taxation du tabac, qui finira bien un jour ou l’autre par favoriser la reprise de la contrebande en France). Je rappelle aussi que l’effarante pétition du Nouvel Observateur visant à interdire toute forme de prostitution a été signée par Dominique Voynet, Robert Hue et par un socialiste dont j’ai oublié le nom (François Hollande ?). Dira-t-on que j’exagère lorsque j’affirme que nous sommes gouvernés depuis au moins vingt ans (avant, j’ai oublié) par des incompétents et des clowns ?
Heureusement, l’idée d’un pouvoir politique spécifiquement français va bientôt disparaître ; heureusement, nous serons bientôt obligés de discuter avec des gens plus raisonnables, et de nous plier à leurs avis lorsque nous serons en minorité. Rien de tout cela, j’en suis conscient, n’indique encore pourquoi je m’apprête à voter pour Jean-Pierre Chevènement.
En 1992, le traité de Maastricht fut une erreur ; il aurait fallu renégocier, dans un sens moins libéral ; Jean-Pierre Chevènement, on s’en souvient, a appelé à voter non. Au bout de quelques années, pourtant, il est devenu moins douloureux de continuer que de revenir en arrière ; il fallait donc continuer, quitte à infléchir par la suite. Contrairement à l’opinion courante, j’ai l’impression que Chevènement est capable de ce genre de pragmatisme ; qu’il est capable plus généralement de distinguer ce qui relève de l’opportunité de ce qui relève de la question de principe. L’invariable attitude des adversaires de Chevènement consiste à le ringardiser, à le présenter comme une sorte de paléosaure têtu et borné ; j’ai nettement l’impression que c’est faux ; en plus je trouve que ça commence à suffire, ce genre d’arguments.
Autre chose. Les états-Unis d’Amérique ont beau être un pays à tous égards intolérable, la guerre qu’ils mènent contre les réseaux d’Oussama Ben Laden est notre guerre ; Delfeil de Ton, dans les colonnes du Nouvel Observateur, a fort bien expliqué pourquoi. Jean-Pierre Chevènement, il y a quelques mois, a soutenu l’engagement de la France aux côtés des états-Unis d’Amérique. Par quelque bout qu’on la prenne, par contre, la guerre du Golfe ne nous concernait en rien (il y a bien sûr le pétrole ; si l’on avait un peu moins écouté les écologistes, si l’on avait su donner la priorité au nucléaire, on n’en serait pas là) ; l’engagement de la France aux côtés des états-Unis d’Amérique, quoi qu’il en soit, était une erreur. Jean-Pierre Chevènement, il y a quelques années, a démissionné de son poste de ministre de la Défense afin de protester contre cet engagement. Je pourrais multiplier les exemples ; disons que, peu à peu, je me suis mis à avoir confiance en cet homme.
Cette considération ad hominem pourrait paraître bien légère, en matière aussi grave ; je n’en crois rien. Après tout il existe aussi des élections législatives, en principe plus directement liées aux partis, et aux programmes (ce serait plus clair si elles se déroulaient à la proportionnelle, et le système français en général est un peu bâtard ; j’en conviens, j’en conviens). Dans une élection présidentielle il s’agit encore, plus ou moins, de choisir le chef de la tribu ; c’est une perspective que je peux accepter. J’aurai tendance dans ces conditions à choisir quelqu’un qui ne soit ni excessivement corrompu, ni délirant sur le plan idéologique ; quelqu’un en qui je puisse avoir un minimum confiance – pour cinq ans, n’exagérons rien ; dont je puisse espérer qu’il prendra, le moment venu, la décision la plus conforme aux intérêts de ceux qu’il est censé représenter. Jean-Pierre Chevènement, s’il est élu, ne le sera ni grâce aux Verts, ni grâce à la « gauche morale » ; c’est déjà une première raison d’espérer.
J’en reviens à son anti-germanisme – le seul point, décidément, qui me chiffonne. Je suppose – j’espère – qu’il s’agit d’un malentendu. Certains chevènementistes ont pu s’imaginer que l’Allemagne était, en Europe, une sorte de sous-marin au service des intérêts américains ; rien n’est plus faux. L’idée pourrait se soutenir en ce qui concerne l’Angleterre (et on a bien l’impression, en effet, qu’il faudra un jour ou l’autre que l’Angleterre choisisse son camp). Mais aucun pays européen n’éprouve un désir d’Europe aussi ardent, aussi sincère que l’Allemagne ; l’opinion contraire ne peut que reposer sur une méconnaissance totale de ce pays.
Je me souviens d’avoir entendu je ne sais quel gogol de la « gauche morale » (était-ce Glucksmann ?) affirmer que l’Europe « ne se ferait pas contre les états-Unis » ; bien sûr que si, triste truffe. Lorsqu’une entité de cet ordre se crée, il est évidemment souhaitable qu’elle dispose d’un projet commun ; mais un adversaire commun, en tant que force unificatrice, n’est pas à dédaigner. C’est peut-être attristant, mais c’est ainsi. S’il y a une chose dont nous aurons besoin, dans les prochaines années, c’est bien d’un président capable de tenir tête aux états-Unis d’Amérique. De Gaulle était certes un peu ridicule lorsqu’il prétendait traiter « d’égal à égal » avec Kennedy ; mais la situation a changé. Lorsque les états-Unis d’Europe disposeront d’un président élu et d’une armée commune (et cela ne saurait tarder, ce n’est plus qu’une question d’années), lorsqu’ils auront englobé, comme il est naturel, les anciens pays de l’Est et peut-être la Russie, ils seront une des premières puissances mondiales ; les états-Unis d’Amérique, alors, ne lui feront pas de cadeau. Le Président de la République que nous allons élire devra prendre des décisions importantes, dans les prochaines années, avec ses homologues européens ; pour une fois nous allons avoir besoin, à la tête du pays, d’un individu qui ne soit pas nécessairement un guignol.
Qui plus est, dans ce combat inévitable entre les intérêts américains et les intérêts européens, nous ne sommes pas sûrs de perdre. Dans des secteurs aussi fondamentaux que les travaux publics ou le tourisme, l’avance européenne est indiscutable ; le multilinguisme des pays européens peut en outre constituer un atout dans certaines zones de la planète. Pour prendre un seul exemple, sur lequel je me suis récemment documenté : un Sud-Américain aura-t-il plus de plaisir à négocier avec une chaîne d’hôtels espagnole (disons par exemple Sol Melia) ou avec une chaîne américaine de taille comparable ? Les Américains ont réussi à se faire détester un peu partout dans le monde, et il faut bien dire qu’ils ne l’ont pas volé ; il serait très sot de ne pas chercher à en profiter. Je crois en réalité que ça va être sauvage, et en plus assez vite. Disons-le clairement : j’espère que nous allons gagner. Je n’aime pas ces gens.
Une multinationale européenne peut-elle être différente d’une multinationale américaine ? C’est une question complexe, je n’ai pas le temps. Disons simplement que la réponse n’est pas forcément négative – après tout, il existe une législation qui s’applique aux entreprises. Pour ma part, je préfère « vivre et travailler au pays » (en Europe, j’entends) plutôt que d’aller m’installer au milieu de puritains hygiénistes et bornés ; et je ne serai pas le seul employé dans ce cas (enfin, en ce qui me concerne, je suis plutôt travailleur indépendant, mais pour ce dont on parle ça revient au même).
Il y a encore quelques années, c’était : « Il n’y a pas de troisième voie entre l’Amérique et l’URSS » ; bientôt, ce sera : « Il n’y a pas de troisième voie entre l’Amérique et l’Islam ». En résumé, il n’y a jamais de troisième voie. C’est du moins ce que veulent nous faire croire les « chiens de garde », dont les clowns de la « gauche morale » sont les alliés honteux. J’en viens à l’aspect le plus pénible de ce texte.
Le sale petit secret de la « gauche morale » française, c’est qu’elle est fascinée par l’Amérique ; parce qu’elle est, au fond d’elle-même, fascinée par la force et par le fric. Aussi va-t-elle faire joujou à Porto Alegre, ou déposer d’émouvantes suppliques sur le bureau du président Bush afin de gracier tel ou tel assassin ; mais l’idée que la puissance et la force puissent cesser d’être américaines (qu’elles deviennent par exemple européennes, ou asiatiques) ne lui vient pas un seul instant. Si quelque chose comme une « troisième voie » européenne doit venir à l’existence, il ne faudra pas compter sur ces gens pour l’inventer.
Pour parvenir à comprendre une entité aussi tortueuse, aussi hypocrite et perverse que la « gauche morale » française, il faut peut-être faire un détour par ce sujet simple qu’est le racisme. En réalité, il n’y a rien de plus facile à combattre que le racisme. Il suffit d’être un peu sorti de chez soi pour se rendre compte que les différences individuelles à l’intérieur d’une race sont largement plus importantes que les différences raciales ; et ceci, en lui en présentant deux ou trois exemples, n’importe quel crétin est capable d’en convenir. (J’emploie ici le mot de « race » dans son acception populaire ; pour les gens plus instruits la génétique peut fournir une confirmation, tout en invalidant le concept, scientifiquement flou. Il est toujours plaisant d’avoir une confirmation scientifique, même lorsqu’elle ne fait qu’étayer une vérité d’évidence.)
Malgré donc l’extrême facilité de la « lutte anti-raciste », malgré le grand nombre d’intellectuels mobilisés à cet effet, l’échec, depuis une vingtaine d’années, est total. Un tel échec peut surprendre, jusqu’à ce qu’on réalise (il m’a fallu pour cela des années) que le véritable but n’est pas de « lutter contre le racisme », mais de créer un racisme de type nouveau. C’est pénible à dire, difficile à croire, mais c’est vrai : à partir d’une « identité nègre » largement fantasmée, la « gauche morale française » tente en réalité de créer un racisme anti-blancs en Europe ; celui-ci étant tout aussi peu justifié que le racisme inverse, il s’avère évidemment difficile de mobiliser les populations.
Par analogie, ceci nous permet de comprendre l’attitude de la « gauche morale française » par rapport aux états-Unis d’Amérique. De même qu’elle pratique une discrimination positive à l’égard de la race noire (la race jaune, pour différentes raisons, s’avérant moins conforme à ses objectifs), elle pratique depuis son origine une discrimination positive à l’égard de la culture américaine. L’ennemi idéal, la synthèse de toutes les abjections, c’est le « franchouillard » : gros, bête, laid, populaire, raciste, vulgaire, incapable d’apprendre l’anglais, et votant généralement Le Pen. Peu importe que ce franchouillard n’existe plus guère, qu’il soit de plus en plus visiblement remplacé par un européen : tant qu’il existera, la « gauche morale française » pourra, elle aussi, continuer d’exister.
S’agit-il simplement de cela ? Du désir d’exister même lorsqu’on n’a plus rien à dire ? Oui, il y a cela, un pathétique désir d’existence résiduelle ; mais il y a aussi, plus profondément, un authentique désir de disparition ; tout cela est déjà très présent chez Sartre. Que Sartre ait été animé, à titre personnel, d’une intense rage de disparaître, on peut le comprendre ; on peut même, éventuellement, compatir ; mais ceci ne devrait pas, dans une discussion rationnelle, constituer un argument.
Le vœu secret de la « gauche morale française » va bientôt se réaliser : confrontée à un horizon européen plus large, elle va, effectivement, disparaître. Avec son masochisme puéril, sa culpabilité truquée, son éternel complexe du bourgeois originel à la recherche d’un prolétaire introuvable. Avec son hypocrisie aussi, sa judéophobie larvée (pour reprendre les termes de Pierre-André Taguieff), son incroyable complaisance à l’égard des criminels palestiniens, plus généralement son admiration bébête pour les terroristes et les tueurs ; sa fascination stupide, en réalité, pour le mal. Pour tout dire d’un mot, son insupportable relent chrétien. Nous venons de changer de siècle, nous sommes en train de devenir européens ; la « gauche morale française » ne sera bientôt plus qu’un souvenir. On pourra se la remémorer à travers le théâtre de Genet et Sartre, le cinéma de Bernard-Henri Lévy ou de Romain Goupil, les interventions de Pierre Bourdieu, les chroniques de Jean Baudrillard ; au moins, ce ne sera pas un souvenir écrasant.
Je n’aime pas ce que je suis en train de faire ; au fond, j’ai toujours détesté l’idée que les écrivains prennent des positions politiques ; je trouve cela indigne, irrespectueux du lecteur. En plus, en pratique, ça ne m’arrange pas de voter. Je ne l’ai pas encore fait depuis que je suis en Irlande ; il va falloir que je m’inscrive auprès du consulat de France à Dublin, que je fournisse tout un tas de papiers, un extrait d’acte de naissance et je ne sais quoi, c’est incroyable à quel point ils ne facilitent pas les démarches.
Je ne connais pas Jean-Pierre Chevènement, pas personnellement ; je l’ai juste croisé une fois alors que je descendais la rue de Bourgogne, et qu’il la remontait en direction de l’Assemblée Nationale. J’ai failli lui adresser la parole, j’ai renoncé ; aujourd’hui, je m’en réjouis. Si je lui avais adressé la parole, si j’avais entamé une relation personnelle, il m’aurait été encore plus difficile d’appeler à voter pour lui. Aux deux tours.