Les intellectuels français abandonnent la gauche

Les intellectuels français abandonnent la gauche

Lors de sa visite dans le pays, l'écrivain français a donné la conférence Les intellectuels abandonnent la gauche au parc scientifique et technologique, sur la transformation des intellectuels au XXIe siècle.

📂
Conférence donnée au Centro Cultural de la Ciencia, à Buenos Aires le 6 janvier 2017

Michel Houellebecq — « Bonsoir. Bien — pour parler de mon sujet, il faut que je fasse deux suppositions : la première, c’est que je sois la bonne personne pour parler des intellectuels français, ce qui n’est pas totalement évident au départ, mais bon, j’y reviendrai ; la deuxième, c’est qu’en Argentine, vous vous intéressez à ce qu’il se passe sur le plan intellectuel en France ; à mon avis, il se passe quelque chose, c’est pour ça que j’ai pris ce sujet, mais au départ ce n’est pas évident non plus, parce que si l’on en croit les médias anglo-saxons, sur le plan intellectuel, la France est vraiment en plein déclin.

« À vrai dire, le déclin de la France est un sujet récurrent dans les médias anglo-saxons. J’ai pu relever pas mal de variantes : « le roman français est sur le déclin », « l’art français n’intéresse plus personne », « le centre des avant-gardes artistiques n’est plus à paris » ; « la cuisine française n’est plus ce qu’elle était », « les vins français sont surévalués ». Tout ça existe, mais le thème qui revient le plus couramment, le plus fréquemment, c’est quand même que les intellectuels français ne produisent plus rien de bon, qu’ils ne sont pas à la hauteur de leurs aînés.

« Alors, bon, j’aurais pu choisir énormément d’articles, mais j’en ai pris un significatif, paru dans The Guardian du 15 juin 2015, signé par Sudhir Hazareesingh, dont le titre est De la rive gauche à la dérive : où sont passés les grands penseurs français ? Je vais citer quelques extraits significatifs :

La philosophie française, qui a enseigné au monde entier l’importance de la raison avec des doctrines audacieuses comme le rationalisme, le républicanisme, le féminisme, le positivisme, l’existentialisme ou le structuralisme, n’a aujourd’hui plus grand-chose à offrir — la représentation de la France, comme un pays épuisé et aliéné, corrompu par l’héritage égalitaire de mai 68, incapable de gérer ses immigrés musulmans et de défendre ses propres valeurs est un thème commun défendu par les conservateurs français — parmi les œuvres les plus vendues figurent L’identité malheureuse d’Alain Finkielkraut (2013) et Le suicide français d’Éric Zemmour (2014). Cette sensibilité morbide qui n’a pas de véritable équivalent en Grande-Bretagne en dépit de ses difficultés économiques récentes est également répandu dans la littérature française contemporaine à l’instar du livre de Michel Houellebecq, La carte et le territoire (2010).

« Ces extraits appellent pas mal de remarques. Déjà, on ne peut pas dire que l’héritage de mai 68 soit « égalitaire » ; il serait beaucoup plus exact de le qualifier de libertaire, ce qui est très différent. Ensuite, je trouve curieux que l’éditorialiste du Guardian cite La carte et le territoire et non pas Soumission, déjà paru en France depuis six mois au moment de l’article, parce qu’à mon avis Soumission est beaucoup plus représentatif de ce qu’il appelle une « sensibilité morbide ». Troisièmement, il ne me parait pas du tout certain que la Grande-Bretagne gère mieux que la France ses immigrés musulmans. On a beaucoup glosé sur l’opposition entre le modèle anglais, qui reconnaît l’existence des communautés, de leur particularisme religieux, et le modèle français, qui rejette tout ça, qui se veut républicain et intégrateur. En réalité, ce que je constate, c’est qu’il y a à peu près autant de jeunes, souvent issus de l’immigration mais pas toujours, qui partent faire le djihad en Syrie ou font des attentats sur place en Grande-Bretagne qu’en France. Et c’est la même chose en Allemagne, en Belgique, et dans beaucoup de pays. Donc, à mon avis, ce qui apparaît, c’est que, quel que soit le modèle adopté, le résultat est à peu près le même.

« Autres remarques. Bon, mettons que les intellectuels français soient nuls ; mais existe-t-il en comparaison des intellectuels anglo-saxons remarquables ? Des phares de la pensée, anglais ou américains, et si oui, qui ? Je ne dis pas ça de manière malveillante hein, c’est juste parce que je me pose la question, je ne connais pas ces intellectuels anglo-saxons remarquables. Puis, le point qui me parait le plus important, c’est qu’il y a une espèce de paradoxe dans cet article. L’auteur reproche aux intellectuels français d’être sur le déclin, mais la manière dont les intellectuels français manifestent leur déclin, c’est d’affirmer que la France est sur le déclin. Donc, est-ce que ça veut dire que si les intellectuels français affirmaient que tout va bien en France et délivraient un message optimiste, il faudrait en conclure qu’ils sont brillants ? En fait, si on lit bien cet article, ce que reproche cet éditorialiste du Guardian aux intellectuels français, au fond, ce n’est même pas vraiment d’être médiocre ; c’est d’une part d’être pessimiste, et d’autre part de ne plus être de gauche. Donc, dans son esprit, on a l’impression qu’être brillant, être optimiste et être de gauche, c’est pratiquement trois termes synonymes ; c’est possible, mais ce n’est pas a priori évident.

« Et là, j’aborde mon sujet principal, parce que dans beaucoup de médias français s’est répandu récemment une idée selon laquelle les intellectuels français sont passés à droite, que la droite a gagné ce qu’ils appellent la « bataille des idées » ; et aussi, une autre idée s’est répandue, qui est que la pensée de droite est devenue dominante et majoritaire dans les médias. Qu’en est-il exactement ?

« Le deuxième point, il faut le dire d’emblée, est un mensonge total. Un examen objectif de la situation ne peut que conduire à une conclusion, c’est que le rapport de force dans les médias entre gauche et droite reste absolument inchangé. La gauche est toujours dans l’ensemble des médias dans une position dominante, et ce depuis 1945. La seule chose qui s’est produite, c’est que certaines personnalités considérées comme de droite, moi comme romancier, Éric Zemmour parmi les essayistes, ont connu des succès de librairie importants. Mais ce succès, il est obtenu grâce au grand public et malgré l’hostilité des médias dominants. Le rapport de force dans ce qu’on appelle le quatrième pouvoir, à mon avis à juste titre car c’est bien un pouvoir, est exactement inchangé. Et même, depuis une vingtaine d’années, est apparu en France un phénomène assez étonnant qu’on peut voir dans beaucoup de médias mais plus particulièrement dans le quotidien de référence, Le Monde, qui est manifestement l’organe central de ce qu’on appelait habituellement « le politiquement correct » mais que je préfère appeler le nouveau progressisme. J’expliquerai le terme plus tard. Dans les années immédiatement après 45 et ensuite, jusqu’à il y a à peu près vingt ans, les prolétaires, les ouvriers, plus généralement les pauvres, bénéficiaient d’un apriori favorable dans les médias de l’élite. C’est-à-dire qu’ils étaient a priori considérés comme respectables et leurs points de vue comme intéressants, et demandant à être pris en compte.

« De toute évidence, ceci était dû à la domination intellectuelle du Parti communiste. Et puis peu à peu, après 1968, cette domination intellectuelle du Parti communiste s’est effritée, et ouhla ! (Ndlr : coupure de courant, M.H. poursuit sa lecture dans le noir), et elle a subi un coup fatal avec la publication de L’archipel du goulag, en 74, par Soljenitsyne, livre qui a vraiment changé l’histoire du monde. Peu à peu, avec le déclin du Parti communiste, le respect dû aux prolétaires a décliné, et on a vu apparaître et se développer ce qu’on pourrait appeler une révolte des élites contre le peuple. Un mot est apparu, c’est celui de « populisme », pour désigner les opinions populaires dont il fallait se défier. Donc, l’idée a commencé à être exprimée d’abord prudemment, puis de manière de plus en plus explicite, que le suffrage universel n’était pas la panacée, et qu’il pouvait au contraire conduire à de grandes aberrations.

« Il y a eu un cas très important en France en 2005, un référendum sur un traité européen, celui de Lisbonne, qui a eu pour résultat un non massif de la population. Quelques années plus tard, le traité est adopté contre l’avis de la population donc, par le parlement et le congrès. C’était un déni de démocratie vraiment frontal qui ne s’était pas vu en France depuis très, très longtemps. Parallèlement, le langage employé par les élites pour parler du peuple est devenu de plus en plus insultant ; on a vu se répandre des adjectifs comme « abject » et « nauséabond » pour qualifier les idées populistes et plus généralement toute idée hostile au politiquement correct et au nouveau progressisme. Nauséabond, ça veut dire exactement en français : qui sent mauvais. Donc, je trouve que c’est assez difficile d’être plus explicite et directement insultant : ce que les élites reprochent au peuple, c’est de sentir mauvais.

« Alors, c’est un ton d’injure qui est extrêmement marqué en France mais qui ne lui est pas spécifique ; on s’en est aperçu récemment lors du référendum qui a eu lieu en Grande-Bretagne sur le Brexit, qui s’est soldé par la sortie de l’Europe du pays. Et les qualificatifs utilisés pour qualifier les partisans du Brexit étaient d’une vigueur assez surprenante. Ce qu’on leur reprochait, en gros, c’était d’être vieux, pauvres, peu instruits, et stupides. Peu après le référendum, on a même proposé de le refaire parce que le peuple avait mal voté, ce qui n’aurait pas donné un oui ; cela s’est aussi produit en Irlande, en 2005, quand les Irlandais ont refusé le traité de Lisbonne. Donc, ce même traité, que les Français avaient refusé eux aussi, le gouvernement français a prudemment préféré oublier les résultats du référendum et passer par le parlement.

« Tout ça pour vous situer qu’entre la population et les élites, le mot d’incompréhension en France est à mon avis beaucoup, beaucoup trop faible ; ce à quoi on a affaire, c’est tout simplement à de la haine. Et c’est ce même mot de haine que j’emploierai pour qualifier mes rapports avec différents journaux, spécialement avec Le Monde. Je suis conscient que la violence des relations que j’ai avec les médias français est assez surprenante vue de l’étranger ; ce n’est pas facile à comprendre, et je vous dis, je suis un exemple extrême, mais je ne suis pas le seul dans ce cas. La violence ce qu’on appelle « le débat public » en France, qui est en réalité tout simplement une chasse aux sorcières, n’a cessé d’augmenter ; et le niveau des insultes n’a cessé d’augmenter. Auparavant, il y avait une coutume respectée en France, comme à mon avis dans à peu près tous les pays, qui voulait qu’on s’abstienne de dire du mal de quelqu’un immédiatement après son décès. Cela n’a pas été observé cette année avec Maurice Dantec (Ndlr : mort quelques mois avant la conférence), et avec moi je sais déjà que ce sera bien pire. Il y aura beaucoup de journalistes français qui se réjouiront très sincèrement et ouvertement de ma mort. De mon côté, je ne désespère pas du tout d’assister de mon vivant à la faillite de certains journaux. Alors, ça sera très difficile parce qu’en France, les journaux sont financièrement soutenus par l’état — au passage, ça me parait une des dépenses publiques les plus injustifiées et scandaleuses dans ce pays ; mais bon, quand même, ce n’est pas impossible, car il y a des journaux qui ont perdu beaucoup de lecteurs ces dernières années, et tous les médias de gauche, c’est-à-dire presque tous les médias français sont dans une situation difficile faute de lecteurs.

« Bon. Ce n’est pas fini : plus récemment, il y a cinq ans en fait, depuis l’arrivée au pouvoir de François Hollande, ça s’est encore durci et la violence a encore monté d’un cran, parce qu’un phénomène nouveau et très imprévu a commencé à se produire. Certains intellectuels français, en particulier Alain Finkielkraut et Michel Onfray, ont déserté le camp des élites pour se rapprocher du camp de la population. Donc, immédiatement ils ont été voués à l’opprobre par l’ensemble des médias ; ils ont rejoint le camp des populistes abjects où il y avait déjà Éric Zemmour et où je passais faire un tour de temps à autre, quoi. Un exemple pour montrer que je ne suis pas le seul cas : il y deux ans, il s’est passé une chose très surprenante — plusieurs personnalités de gauche de premier plan, dont quand même un ministre et le président de l’Assemblée nationale ont déclaré que les idées défendues par Éric Zemmour étaient inacceptables et qu’il devrait être privé de toute tribune publique pour les exprimer. Déjà, c’était surprenant comme déclaration ; mais le plus stupéfiant, c’est que des médias, pourtant privés, ont obéi au pouvoir en place. I-Télé, la chaîne qui diffusait son émission, a bel et bien renvoyé Éric Zemmour. Alors cette espèce d’attaque contre la liberté d’expression, c’était tellement frontal, ça ramenait à une période tellement lointaine qu’il y a eu d’assez nombreuses protestations, y compris de personnalités de gauche. Mais ça n’a rien changé, Éric Zemmour n’a pas été réintégré dans ses fonctions.

« Alors, pour que la gauche en arrive là, pour qu’elle se permette ce genre de chose, il faut à mon avis qu’elle soit dans un état de panique totale ; qu’elle ait vraiment le sentiment d’être acculée, fichue, et les animaux acculés, c’est bien connu, deviennent vraiment dangereux et méchants. J’ai d’autres exemples, hein : un ministre de l’éducation nationale qui a qualifié un groupe d’intellectuels qui critiquaient sa réforme de l’enseignement dans les collèges de « pseudo-intellectuels ». Moi-même, après la publication de Soumission, j’ai été violemment attaqué par le Premier ministre dans des termes vraiment violents. Alors j’ai répondu : je l’ai qualifié d’« attardé congénital ». Plus tard, le même premier ministre a dit de Michel Onfray qu’il était « sans repère, à la dérive » ; bon, Michel Onfray l’a traité de « crétin ». Tout ça pour dire qu’il y a vraiment un ton nouveau dans le dialogue. Et on pourrait se poser la question : est-ce que c’est vrai que les intellectuels français sont massivement passés à droite, devenus réactionnaires ?

« Pour moi il faut examiner les quatre principaux accusés, ce qu’ils ont réellement dit en termes de positionnement politique. Michel Onfray se proclame toujours de gauche ; bon, la gauche actuelle ne correspond absolument pas à sa vision, ni sous sa forme gouvernementale ni sous celle des partis d’opposition de gauche et d’extrême gauche. Donc, il essaye d’exposer dans ses différents livres ce que doit être la gauche selon lui, mais il faut bien reconnaître que sur le plan de l’offre politique ça ne correspond à peu près à rien. Éric Zemmour n’a eu aucune sympathie pour la gauche à aucun moment de sa vie, mais quand il est interrogé il refuse de soutenir un parti politique ou de dire pour qui il va voter. Moi-même, quand je suis interrogé, je me déclare partisan d’une démocratie directe, donc du référendum d’initiative populaire ; je dis que je suis hostile à la démocratie représentative, que je ne veux pas élire de représentants et que je suis bien décidé à ne pas voter aux élections, pour qui que ce soit. Donc, ce virage à droite des intellectuels français n’est pas si net ; la vérité, à mon avis, c’est de dire qu’ils ont abandonné la gauche sans pour autant rejoindre la droite. C’est-à-dire qu’ils ont retrouvé quelque chose dont ils avaient complètement perdu le souvenir et même jusqu’à la notion, qui est la liberté ; la liberté de penser. Par parenthèse, je trouve quand même normal que les intellectuels soient libres de penser ce qu’ils veulent ; c’est à mon avis tout à fait contradictoire de vouloir des intellectuels et en même temps de vouloir leur imposer une conclusion à laquelle ils doivent arriver à chaque vote.

« Alors, cette liberté retrouvée, pour la comprendre, il faut faire un petit retour en arrière historique. Pas très loin, il suffit de remonter à 1945, parce que le fait est que la Seconde Guerre mondiale a très profondément discrédité les intellectuels de droite. Pour être honnête, c’était un peu injuste, hein, parce qu’une partie des intellectuels de droite n’a pas collaboré, et a même résisté ; ils auraient pu être attirés par un régime autoritaire, mais le patriotisme français chez beaucoup d’entre eux a été le plus fort. Bon, ceci dit, le nazisme était tellement horrible qu’on n’a pas tellement fait de détails et que la droite intellectuelle s’est retrouvée complètement discréditée, et qu’à partir de 1945, l’intégralité du pouvoir intellectuel en France est tombée aux mains de la gauche.

« J’en reviens à cette notion de déclin, car pour dire s’il y a déclin ou pas il faut remonter à ce qui a précédé. À mon avis tout ce que je viens de dire est objectivement vrai, vérifiable — maintenant je vais être obligé de donner mes opinions personnelles.

« Immédiatement après 45 et pendant pas mal d’années, ceux qui tenaient le haut du pavé en France, intellectuellement, c’était Sartre et Camus ; ils ont obtenu le prix Nobel, chaque fois qu’ils prenaient position, c’était abondamment relayé, enfin c’était vraiment des maîtres à penser. Et même, ils se prétendaient philosophes, avant tout philosophe. Bon, ils écrivaient des romans, pièces de théâtre, etc., mais leur grand titre de gloire c’était d’être philosophe. Dans l’acception classique du terme, que je partage, un philosophe c’est quelqu’un qui produit un discours général et surplombant sur le monde, c’est-à-dire un discours qui peut intégrer l’ensemble des connaissances que l’être humain a acquis sur le monde, en particulier l’ensemble des connaissances scientifiques. À mon avis, nul ne peut prétendre être philosophe s’il n’a pas acquis une compréhension correcte, sans être un spécialiste, mais une compréhension claire et coordonnée de l’ensemble des connaissances humaines. Descartes, Pascal, Spinoza, Leibniz, Hume, Locke, Kant, avaient une bonne connaissance de la science de leur temps. Parfois, ils ont même contribué à l’améliorer, notamment Pascal et Leibniz. Mais ce qui me frappe en premier lieu chez Sartre et chez Camus, c’est leur extraordinaire ignorance en matière scientifique.

« Le 20e siècle est un siècle scientifique brillant, aussi brillant que le 19e ; il y a eu la théorie de la relativité, la mécanique quantique, la découverte du code génétique et pas mal d’autres choses ; tous ces bouleversements, quelle trace en trouve-t-on chez Sartre et Camus ? Aucune. Ils font exactement comme si ça n’existait pas, on n’a même pas l’impression qu’ils sont au courant. Bon. Sartre ne vaut pas grand-chose de plus que Camus sur le plan intellectuel, mais il y a chez lui des traits spécifiquement répugnants. C’est une brutalité, une absence d’empathie ; le livre qu’il a consacré à Baudelaire est catastrophique de sottise et de méchanceté, et d’incompréhension de ce qu’est la poésie ; enfin, c’est lamentable. Un autre truc qui frappe chez Sartre c’est sa haine de soi, sans doute justifiée en ce qui le concerne, parce qu’il était en effet assez haïssable, mais le problème, c’est qu’il a réussi à infuser sa haine de soi à l’ensemble de ses lecteurs. Donc, il y a une haine de soi occidentale, un masochisme auto-accusateur qui marque les relations avec les anciennes colonies en particulier et qui nous vient très directement de Sartre. En fait, il est le réel inventeur du racisme anti-blanc. Et c’est pénible de se dire que ce phénomène, qui a quand même des conséquences désastreuses, très bien analysé dans Les sanglots de l’homme blanc de Pascal Bruckner, très bon livre sur le sujet, a au fond une origine minime : c’est la haine de soi éprouvé par Sartre.

« Bon, la période Sartre et Camus a duré, allez, disons presque vingt ans. Ensuite il y a une période assez confuse, on peut dire en gros soixante-huitarde ; là, les philosophes en vogue étaient plutôt Derrida, Deleuze, Lacan, Foucault (Ndlr : j'ajoute Debord, qui me semble ici oublié par M.H.) enfin des gens très différents de leurs prédécesseurs et très différents les uns des autres, mais qui avaient quand même tous un point commun, l’ignorance en matière scientifique, à nouveau. Chez Derrida, Deleuze, Lacan, c’est dissimulé par des formules mystérieuses et vides, une espèce de verbiage pseudo-poétique, quoi ; chez Lacan c’est même assez ingénieux, enfin il y a des formules mathématiques à côté, c’est très joli… Mais pour être honnête, bien que leur style soit très différent, ils ont un point commun pour moi, c’est que j’ai essayé de les lire et que je n’ai jamais été capable de découvrir un sens. Donc, quand on lit des pages et des pages sans parvenir à trouver un sens, on peut se dire qu’on est con. C’est ce que je me suis dit dans un premier temps. Puis, peu à peu, il y a une autre idée qui m’est venue, c’est que peut-être, il n’y a pas de sens — qu’on a affaire à des charlatans, à des fumistes purs et simples quoi. Donc je ne vais pas trancher, mais plus ça va, plus je penche pour la seconde hypothèse. Alors, ces auteurs de la deuxième génération ont un grand succès dans les universités américaines ; et c’est pour ça qu’au fond je ne suis pas d’accord avec les médias anglo-saxons. Je n’ai pas leur admiration pour ces auteurs de la « French Theory », comme on disait à l’époque.

« Bon. On va passer à la génération suivante, c’est-à-dire la mienne ; là, les intellectuels sont toujours aussi ignorants sur le plan scientifique, il y a toujours aussi peu de contenu, mais ils ont renoncé à dissimuler l’absence de contenu. C’est-à-dire qu’ils n’essayent plus du tout de produire des pensées neuves et ont renoncé à toute ambition philosophique, en fait. Les intellectuels, à l’heure actuelle, sont des observateurs, des commentateurs engagés des faits de sociétés, des actualités, des grands évènements. Donc, ils sont plus ou moins agréables à lire, plus ou moins intelligents, plus ou moins sympathiques, mais ils ont renoncé à être des philosophes. Ce qui est plutôt un soulagement, dirai-je…

« J’en reviens à ce qui est mon sujet principal. Il y a beaucoup de différences comme j’ai dit entre Sartre, Camus puis tous les auteurs de la « French Theory» , mais il y a encore un point commun ; tous, ils étaient de gauche. Uniformément. C’est-à-dire qu’à l’époque, on n’envisageait même pas qu’un intellectuel puisse être autre chose que de gauche ; c’était vraiment inconcevable.

« Alors, l’histoire de comment les intellectuels ont quitté la gauche, c’est une histoire un peu confuse, il n’y a pas eu de fin brutale. Ce qui a été brutal, c’est l’effondrement des communistes, comme je disais, 74, L’archipel du goulag. Mais la gauche, un peu cahin-caha, a poursuivi sa route en se convertissant au libéralisme économique et au capitalisme. Et puis, d’une manière que je n’ai pas réussi à retracer, ça s’est fissuré, peu à peu ; et des gens ont commencé à s’en rendre compte. Le premier article intéressant est de Guy Scarpetta, en 1999 dans Artpress, intitulé Les nouveaux réactionnaires. Mais ce qui a vraiment fait rentrer le sujet dans le débat, c’est un tout petit livre, 70 pages, publié en 2002 par Daniel Lindenberg, dont le titre était Le rappel à l’ordre et le sous-titre Enquête sur les nouveaux réactionnaires. C’est un titre qui m’a fait une impression bizarre, Le rappel à l’ordre. Est-ce que l’auteur voulait signifier que les nouveaux réactionnaires essayaient de faire un rappel à l’ordre ? L’impression que j’avais en lisant, c’était que c’était moi qu’on rappelait à l’ordre. Du genre : « vous avez oublié d’être de gauche ? C’est pas bien, mais vous pouvez vous reprendre, faîtes un effort quoi, ça va aller ».

« Je passe à la période récente. En 2016, ce livre a été réédité avec une postface inédite de l’auteur. Alors, sur la couverture, il y a une bande rouge qui dit : « l’essai prémonitoire », et je vais vous lire un petit extrait de la postface inédite pour vous montrer à quel point l’auteur est content de lui :

Un incroyable tir de barrage a accueilli en 2002 l’apparition de ce que d’aucuns appelaient dédaigneusement un libelle ; l’eau a coulé sous les ponts. Les hypothèses que j’avais alors lancées dans le scepticisme général sont désormais considérées comme fécondes. Ceux qui me traitaient d’inquisiteur ou d’affabulateur sont les premiers à faire sauter les bouchons de champagne pour célébrer leur victoire à la guerre des idées.

« Bon, à part ça il fait une petite mise à jour de la liste des nouveaux réactionnaires, donc il rajoute Éric Zemmour essentiellement. Il dit deux choses dans sa préface : l’une exacte, et l’autre fausse.

« Ce que dit d’exact Lindenberg, c’est que son livre a été mal accueilli à sa sortie en 2002. Ce qu’on lui reprochait c’était de mélanger tout et n’importe quoi, et de regrouper comme nouveaux réactionnaires des gens dont les opinions n’avaient absolument rien à voir. Bon. Là, je voudrais, un peu paradoxalement prendre sa défense ; parce que c’est vrai qu’il mélange des gens dont la pensée n’a rien à voir. Mais si les nouveaux réactionnaires sont si différents, tellement différents qu’ils n’ont en fait rien de commun, c’est parce que leurs opposants, ceux que j’appelle les nouveaux progressistes, sont définis de manière beaucoup plus précise, plus étroite et plus exigeante qu’ils ne l’ont jamais été. Dans le livre de Lindenberg, pour la première fois, on peut être réactionnaire, non pas parce qu’on est de droite, mais parce qu’on est trop de gauche. Un communiste, ou en général toute personne qui ne considère pas l’économie de marché comme la fin ultime de l’histoire est une réactionnaire. Un souverainiste, ou toute personne hostile à la dilution de la France dans un ensemble fédéral européen est un réactionnaire. Quelqu’un qui défend l’utilisation de la langue française en France ou toute langue nationale dans son pays, hostile à l’utilisation universelle de l’anglais est un réactionnaire. Quelqu’un qui se méfie de la démocratie parlementaire, des partis, qui ne considère pas que c’est le dernier mot de l’organisation politique, qui aimerait qu’on donne la parole à la population directement est un réactionnaire. Quelqu’un qui ne s’enthousiasme pas pour Internet ou pour les smartphones est un réactionnaire. Quelqu’un qui ne s’enthousiasme pas pour les loisirs de masse, pour la culture de masse, pour le tourisme organisé, est un réactionnaire. Donc, au fond, la conception du progressisme par Lindenberg est totalement nouvelle. C’est-à-dire que ce qui rend une innovation bonne, pour lui, ce n’est pas sa nature, mais son caractère innovant en lui-même. Donc, la croyance progressiste de Lindenberg tient en deux points :

  • Nous vivons une époque supérieure à toutes celles qui l’ont précédé.
  • Toute innovation, quelle qu’elle soit, rend l’époque encore meilleure.

« Il faut bien intégrer ça, c’est important.

« La chose fausse, dans sa postface, qui est très intéressante, c’est qu’il déclare que ceux qu’il avait inculpé dans son livre, les nouveaux réactionnaires, se sont défendus, ont protesté : « non, non, on n’est pas réactionnaire pas du tout », alors qu’en réalité c’est exactement le contraire qui s’est produit, et je m’en souviens très bien, j’étais un des principaux accusés. Alain Finkielkraut était ravi d’être dans le même groupe de gens parce qu’il aimait bien leurs écrits, et quand je lui en ai reparlé il m’a dit : « c’était vraiment une Dream Team », pour vous situer son état d’esprit de l’époque. Philippe Muray, que je connaissais bien était ravi, parce qu’il trouvait qu’il ne vendait pas assez de livres et qu’il pensait que par contagion, ses tirages allaient être augmentés. Moi-même j’étais ravi, parce que j’étais placé à côté de gens que je n’avais pas lus, mais qui étaient considérés comme des gens extrêmement sérieux, austères, Marcel Gauchet, Pierre Manent ; ce sont des gens qui font sérieux en France. Enfin, tout le monde était content. Tous les nouveaux réactionnaires étaient contents.

« Et c’est ça au fond la vraie surprise du livre de Lindenberg : être qualifié de réactionnaire ne faisait plus peur à personne. Le pouvoir d’intimidation de la gauche était mort. Et ça, c’était vraiment nouveau. Une chose très curieuse, et là j’en reviens au sujet de pourquoi je parle des intellectuels, c’est que les nouveaux réactionnaires les plus fréquemment cités dans le livre de Lindenberg n’étaient pas des intellectuels à proprement parler : c’était Maurice Dantec, Philippe Muray et moi qui avions le plus d’occurrences de citation dans son livre. J’ai l’impression que Maurice Dantec et Muray ne sont pas très connus en Argentine, mais ça ne fait rien, je vais parler d’eux, parce que le choix de Lindenberg est excellent. À mon avis, les idées de Muray et Dantec méritent d’être connues, bien plus que celles des intellectuels officiels, et même un peu plus que les miennes, je dirais. Ce n’est pas de la modestie hein, je sais ce que je vaux, je n’ai jamais été modeste, jamais, je suis contre la modestie ; du strict du point de vue des idées, je pense qu’ils m’étaient un peu supérieurs.

« Ce qu’il faut situer pour mieux comprendre la France, c’est qu’un intellectuel, sociologiquement, c’est assez précis ; il faut d’abord avoir fait de bonnes études, enfin le mieux c’est Normal Sup Lettres, mais au minimum une thèse, un doctorat en littérature ou sciences humaines. Il faut publier des essais, ou encore mieux diriger une collection d’essais ; si c’est une maison d’édition importante, c’est encore mieux ; il vaut mieux avoir un poste de direction dans une revue — il y en a plusieurs, qui se consacre au débat intellectuel, il y en a cinq ou six valables — et il faut aussi signer dans les trois principaux quotidiens, dans les pages débats d’idées, régulièrement des tribunes.

« Ni Dantec, ni Muray, ni moi n’avions aucune de ces caractéristiques. On correspondait au micromilieu sociologique des écrivains. Ce qui est très différent, en réalité ; il y a très peu de contacts. Avant le livre de Lindenberg je n’avais jamais physiquement rencontré un intellectuel ; par contre je connaissais très bien Muray et Dantec, donc on ne fréquentait pas les mêmes endroits, pas les mêmes salons, on n’était même pas invités aux mêmes émissions de télé. Au fond, c’est grâce à ce livre de Lindenberg que je peux parler des intellectuels aujourd’hui ; ça a fait de moi une espèce de compagnon des intellectuels.

« Bon, donc je vais essayer de résumer ce que les trois écrivains, dont moi et les deux inconnus, les trois prétendus nouveaux réactionnaires principaux, ont pu penser au juste et aussi imaginer pour le futur. Parce que je suis parfois considéré comme une sorte de prophète, alors qu’en réalité mes qualités de prophète sont beaucoup moins grandes celles des deux autres. Je me suis interrogé et ce qui a fait illusion, c’est qu’il y a parfois une coïncidence entre la sortie de mes livres et d’autres évènements plus dramatiques. C’est vrai, Soumission est sorti en France le même jour que les attentats de Charlie Hebdo ; moins connu, j’ai donné une interview au New York Times sur Plateforme, le journaliste trouvait que j’exagérais probablement la menace islamiste. L’interview est sorti dans le numéro du New York Times du 11 septembre 2001… donc, il se passe des trucs comme ça, comme si Dieu, le destin, jouait avec mes livres.

« Enfin bon, c’est plutôt des espèces de coïncidences du destin, mais qu’est-ce que j’ai prophétisé en réalité dans mes livres, si on fait une synthèse ? D’abord, un thème de plusieurs de mes livres est l’avènement du transhumanisme ; alors, ça commence à se produire très doucement, très, très doucement — il est possible que ça accélère, pour l’instant ce n’est pas le cas. En fait, là-dessus je suis un prophète à moyen terme : ça se réalise un petit peu, mais lentement. Ensuite, dans Soumission, j’ai prédit la prise de pouvoir en occident par un Islam modéré, et que l’occident préférait se soumettre en abdiquant ses valeurs qui ne lui conviennent plus, quoi. Bon, à l’heure actuelle, on ne peut pas dire que ce soit un Islam modéré qui se manifeste en Europe, donc pour l’instant, j’ai plutôt été un très mauvais prophète. Alors pour être complet, il y a quelques petits signes qui commencent à apparaître. D’abord, en effet, comme dans mes livres, une grande souplesse des universités occidentales, mais surtout françaises, une facilité à faire des concessions dès qu’il y a des financements un peu importants provenant des monarchies du Golfe. Et il semblerait que perdure une sorte d’aptitude des Français à la collaboration. En deuxième lieu, il est vrai que dans beaucoup de quartiers, les jeunes filles, pour avoir la paix, ont renoncé à toute tenue sexy ou provocante. C’est vrai, par rapport aux années de mon adolescence, les jeunes filles sont vêtues de manière beaucoup moins sexy. Bon, savoir si c’est une bonne ou une mauvaise chose est une question assez ambigüe chez moi ; je pense qu’en lisant mes livres on pourrait en tirer des conclusions intégralement opposées, avec à peu près autant de vraisemblance. Voilà donc mes grandes prophéties.

« Alors maintenant, Maurice Dantec ; qu’est qu’il a prophétisé, Dantec ? D’abord, point commun avec moi, le transhumanisme. Lui s’intéressait davantage à l’hybridation mentale homme-machine, moi davantage à la manipulation génétique ; et là, même verdict pour Dantec que pour moi, ça commence à se produire peu à peu, lentement. Autre chose, et là, la prophétie de Dantec est vraiment fulgurante parce qu’il a été le premier avant tout le monde : il a prophétisé l’apparition du djihadisme, c’est-à-dire d’un Islam conquérant, violent, doté d’un plan de conquête mondial et qui allait déclencher des attentats et des guerres civiles un peu partout à la surface de la planète. Alors ce qui lui a permis d’arriver à cette intuition étonnante quand même, à mon avis, c’est le fait qu’il soit allé personnellement en Bosnie pendant la guerre, et la Bosnie était un des premiers terrains d’entraînement du djihadisme international. Donc il est allé en Bosnie, il a compris ce qui s’y passait et il a été le seul. Mais plus intéressant, c’est la position qu’il a prise ensuite. La position de nos gouvernements européens et en particulier français, c’est que nous vaincrons parce que nos valeurs sont les plus fortes : laïcité, démocratie, libéralisme, droits de l’homme, etc. En plus, mais ça ils le disent moins, nous vaincrons parce que nous sommes les mieux armés. Mouais. Ce que Dantec dit, c’est autre chose.

« Et là je reviens un peu sur Muray. Bon, comme écrivains, comme styles, ils sont très différents, mais à mon avis sur ce point ils se complètent. Je vais vous citer un texte méconnu de Muray paru en 2002, d’une ironie très noire et qui s’appelle Chers djihadistes. Je vais vous lire un petit extrait :

Chers djihadistes, craignez les courroux de l’homme en bermuda, craignez la colère du consommateur, du voyageur, du touriste, du vacancier descendant de son camping-car. Vous nous imaginez vautrés dans des plaisirs et des loisirs qui nous ont ramollis, et bien nous lutterons comme des lions pour protéger notre ramollissement.

« À un autre moment, il se moque gentiment de Salman Rushdie qui parle des islamistes :

Ils veulent nous enlever toutes les bonnes choses de la vie, les sandwichs au bacon, les jupes courtes.

« Mouais. À un autre endroit, il parle du Monde, et au lieu de quotidien de référence, il parle de « quotidien de révérence », de « quotidien de déférence »… enfin c’est pour vous situer tout un style. Ça mérite vraiment d’être lu.

« Dantec est beaucoup plus, comment dire, plein de rage et de poésie, et il se définit comme un combattant chrétien et sioniste, carrément. Ce qu’il demande aux Occidentaux c’est de revenir à ce dont les djihadistes les accusent, c’est-à-dire de redevenir des croisés. Une de ses idées de base c’est que seule une puissance spirituelle, donc mettons, la chrétienté ou le judaïsme, est capable de lutter efficacement contre une autre puissance spirituelle. C’est une idée qui mérite d’être examinée, le fait qu’une puissance spirituelle n’est jamais vaincue par autre chose que par une autre puissance spirituelle. Je vais essayer de vous dire ce que j’en pense, mais pour ça il va falloir que je fasse un grand retour en arrière, là plus grand.

« Je viens de lire L’histoire des Girondins de Lamartine, qui a fait une histoire de la Révolution française. Donc, il y a deux choses qui frappent dans l’histoire de la Révolution française par Lamartine. En premier lieu, c’est la foi des révolutionnaires français : les actes d’héroïsme qu’il retrace sont totalement insensés ! Et ça leur a quand même permis de vaincre militairement une Europe entière coalisée contre la France, avec en plus à l’intérieur une guerre civile en plusieurs endroits du pays. Alors est-ce que nous autres, démocrates libéraux du début du XXIe siècle en France, nous avons la même foi républicaine ? Bon. Il semble que poser la question, c’est déjà y répondre. Il y a une deuxième chose qui frappe dans le livre de Lamartine, c’est la cruauté des révolutionnaires français. On peut comprendre que Joseph de Maistre ait considéré la Révolution française comme une manifestation satanique. Toutes les quatre pages maximums, il y a au moins quelques têtes coupées promenées sur des pics ; c’est tout le temps ça, comme une espèce de décor continu. Et puis il y a sans arrêt des anecdotes horribles. Il y en a une célèbre, c’est la princesse de Lamballe, un émeutier qui a tranché sa vulve sur son cadavre pour s’en faire une fausse barbe. Il y en a d’autres : des têtes coupées qui sont utilisées comme boules pour jouer aux quilles, des enfants qu’on oblige à creuser la tombe de leurs parents ; plusieurs fois, une tête qui tombe de la guillotine, le bourreau la ramasse, la gifle et les gens applaudissent. Enfin, à côté des révolutionnaires français on a l’impression que les gens de l’État islamique sont quasiment civilisés.

« J’en reviens à mon point de vue qui est un doute, un doute pascalien un peu sinistre, mais paradoxalement, ça peut apporter de l’espoir. L’idée normale, c’est que l’être humain devient capable d’explosion d’héroïsme et par ailleurs de cruauté parce qu’il est animé par une foi. Le plus souvent religieuse, simplement, parfois, révolutionnaire au sens politique du terme. Ce qu’en aurait dit Pascal, c’est plutôt que l’être humain est parfois saisi d’une ivresse de carnage, de cruauté, de violence, et qu’il prend n’importe quelle foi, n’importe quelle cause, le plus souvent religieuse, qui puisse donner une justification à ses actes, et les rendre non seulement légitimes, mais bons. Alors, le carnage s’étend… la violence se répand dans le pays… ça dure quelque temps, et puis d’un seul coup, ça s’arrête. C’est un des passages les plus mystérieux du livre de Lamartine. Pourquoi la terreur en France prend-elle fin, très rapidement ? Pourquoi d’un seul coup les gens se lassent du carnage, du sang ? Je n’ai jamais entendu une seule explication valable. D’un seul coup, ça disparait. Les gens s’amollissent, ils n’ont plus envie ni d’être héroïques ni d’être cruels. Il est tout à fait possible que l’État islamique finisse comme ça, sans raison.

« Je reviens à Philippe Muray. Alors ce monde violent, contrairement à Dantec qui aime beaucoup les scènes de guerre, lui il en parle très peu et de toute façon il est mort trop tôt pour avoir connu l’apparition de l’État islamique ; il parle surtout d’un monde occidental fatigué, douillet, craintif, mais là aussi ses prophéties sont d’une exactitude assez étonnante.

« Avant de parler de Muray, je vais lire un passage de Tocqueville un peu pour le plaisir, mais aussi parce que c’est en lien ; alors voilà un passage de Tocqueville :

Je veux examiner sous quel trait nouveau le despotisme pourrait se produire dans le monde. Je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux retiré à l’écart est comme étranger à la destinée de tous les autres. Ses enfants, ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine. Quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas ; il les touche, mais ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie. Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire qui se charge seul d’assurer leurs jouissances et de veiller sur leurs sorts. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si comme elle il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche au contraire qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance. Il aime que les citoyens se réjouissent pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur, mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre. Il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages. Que ne peut-il leur ôter le trouble de penser et la peine de vivre ?

« C’est publié en 1840, dans la seconde partie de l’œuvre De la démocratie en Amérique ; je trouve ça vertigineux. Sur le plan des idées, ce passage contient la quasi-totalité de mon œuvre écrite ; j’y ai ajouté une chose, c’est que l’individu qui chez Tocqueville a encore des amis et une famille, chez moi, n’en a plus. C’est-à-dire que le processus d’atomisation qu’il décrit a atteint son terme ultime.

« Toujours sur le plan des idées, ce passage contient la quasi-totalité de l’œuvre écrite de Philippe Muray ; Philippe n’a ajouté qu’une chose, c’est que cette puissance, qui n’est pas la puissance paternelle, il l’identifie comme la puissance maternelle. Donc, les temps nouveaux annoncés par Muray, c’est la réapparition du matriarcat sous une forme nouvelle, une forme étatique ; c’est-à-dire que les citoyens sont maintenus par l’état dans un état d’enfance perpétuel, et le premier ennemi qu’essaye d’éradiquer la société occidentale, c’est l’âge viril, la virilité en elle-même.

« Alors, sur ce point, l’évolution en France depuis la mort de Muray, et en particulier depuis le retour des socialistes au pouvoir, a confirmé sa prophétie à un point hallucinant. On s’est vraiment mis à vivre dans son monde à un point que lui-même, je pense, en aurait été surpris. Par exemple, la France est quand même le deuxième pays au monde après la Suède à avoir pénalisé les clients de prostituées. Ça, je pense que même lui aurait du mal à y croire ; il aurait pu le prévoir, mais pas si tôt, pas si rapidement. Bon, pour dire accessoirement ce que je pense, abolir la prostitution, c’est abolir un des piliers fondamentaux de l’ordre social ; c’est rendre à peu près impossible le mariage, et sans la prostitution comme correctif, le mariage s’effondre, la famille aussi et la société entière pour des raisons démographiques. Donc, en fait, abolir la prostitution, c’est un des aspects du suicide européens, quoi. Tout simplement.

« Donc, dans ces conditions, je pense en effet qu’on peut prédire un grand avenir à une formule plus ancienne qui est resurgit du moyen âge, du VIIe siècle, l’Islam salafiste. Alors, c’est vrai que pour l’instant, les évènements me donnent tort. Mais je maintiens ma prophétie, parce que le djihadisme aura une fin, car on finit toujours par en avoir marre du carnage, et du suicide. Par contre la progression de l’Islam n’en est qu’à ses débuts parce que la démographie est de son côté ; et que l’Europe, en cessant de faire des enfants, s’est engagée dans un suicide. Et on aurait tort de s’imaginer que c’est un suicide lent ; quand on a un taux de reproduction de 1.2 ou 1.3, ça va assez vite. Alors, dans ces conditions, à mon avis, tous les débats menés par les intellectuels français autour de la laïcité, de l’Islam, etc., etc., ont un intérêt minime ; ils ne tiennent aucun compte du seul facteur pertinent, qui est l’état du couple et de la famille. Dans un sens donc, ce n’est pas surprenant que les seules personnes des vingt dernières années à avoir prononcé un discours vraiment intéressant sur l’état de la société ne soient pas des intellectuels professionnels, mais des gens qui s’intéressaient à la vie réelle des êtres humains, qui créaient des personnages humains, c’est-à-dire des romanciers.

« J’approche de l’espèce de conclusion sur l’état des intellectuels français au début du XXIe siècle. On sort d’une période étrange, absolument anormale et qui aura quand même duré une vingtaine d’années où les idées les plus intéressantes émises en France ne l’ont pas été par des intellectuels professionnels, mais par des romanciers. Parmi les intellectuels professionnels, je ne vois personne qui ait dit des choses aussi intéressantes sur les mutations technologiques, sur la fusion homme-machine, que Maurice Dantec. Je ne vois personne qui ait dit des choses aussi importantes sur la dévirilisation et sur cette espèce de bonne humeur obligatoire et généralisée que Philippe Muray. J’ai eu la grande chance de connaître personnellement bien Philippe Muray et Maurice Dantec, donc d’avoir eu un accès immédiat à leur pensée au moment où elle se formait. Aujourd’hui, ils sont morts, Philippe Muray il y a quelques années, Maurice Dantec au mois de juin, et moi je n’ai plus grand-chose à dire. Ce qui ne veut pas dire que je sois fini hein, car les idées ne sont pas essentielles dans un roman. Pour prendre un de mes romanciers préférés chez qui les idées jouent un très grand rôle, Dostoïevski, on ne peut vraiment pas dire que Les Frères Karamazov apportent quoi que ce soit sur le plan des idées par rapport aux Possédés ; en exagérant un peu on pourrait même dire que toutes les idées de Dostoïevski sont déjà dans Crimes et Châtiments. Pourtant, la plupart des juges pensent que Les Frères Karamazov est le sommet de l’œuvre de Dostoïevski. À titre personnel, j’ai un petit faible pour Les Possédés, mais enfin, j’ai peut-être tort, ce n’est pas le débat. En tout cas, même si je continue à écrire des romans, il est peu vraisemblable à mon âge que j’aie des idées fondamentalement neuves. Aujourd’hui devant vous, je suis dans une situation étrange, car mes seuls vrais interlocuteurs sont morts. Il reste en France des écrivains talentueux, des intellectuels estimables ; mais ce n’est pas tout à fait pareil. Parfois je pourrais me demander pourquoi je suis encore en vie.

« Alors, est-ce que c’est une question de talent littéraire ? Oui, ça joue énormément. Ils avaient plus de talent que les autres ; mais au fond ce n’est peut-être pas le cœur du problème, le noyau essentiel. Peut-être, le noyau essentiel est que Muray et Dantec écrivaient sans jamais tenir compte des convenances ni des conséquences ; ils s’en fichaient complètement de se mettre à dos tel ou tel journal, ils avaient accepté l’idée qu’éventuellement ils se retrouveraient complètement seuls. Donc ils écrivaient uniquement pour leurs lecteurs, jamais pour leurs milieux. Donc ils étaient des hommes libres. Et ce qui est étonnant, c’est que leur liberté a été libératrice. C’est grâce à eux qu’aujourd’hui les intellectuels français sont dans une situation tellement nouvelle qu’ils n’en ont même pas vraiment pris conscience : ils sont libres ! Les intellectuels français sont libres parce qu’ils sont libérés du carcan de la gauche, déjà ; autre chose, ils sont libres parce qu’ils ne subissent plus, ou infiniment moins, la fascination qui pourrait presque être qualifiée de maraboutage, qui était opéré sur leurs prédécesseurs par les prétendus grands penseurs du siècle précédent. C’est-à-dire que les vaches sacrées sont mortes. Le premier à disparaître comme horizon indépassable, ça a été Marx ; assez longtemps après ça a été Freud. Ça ne s’est pas encore totalement produit pour Nietzche, mais ça peut se produire dans pas trop longtemps à mon avis, je suis assez optimiste.

« Donc on ne peut pas dire que les intellectuels français se soient libérés ; par contre, la vérité, c’est que nous les avons libérés. Et je suis assez fier d’avoir aux côtés de Muray et Dantec d’avoir pris ma part de ce travail ; je ne pense pas que nous ayons été de grands penseurs, mais nous avons libéré la pensée. Maintenant, c’est aux intellectuels de penser et de produire une pensée neuve s’ils en sont capables. Bon, je n’ai pas été très gentil avec les intellectuels français récents, mais ce n’est pas très grave ; la France est un vieux pays, vraiment vieux, donc soixante-dix ans d’avachissement intellectuel, même cent ans, ce n’est pas si grave. Donc je vais terminer là-dessus, et vraiment je ne dis pas ça uniquement parce que ça fait bien de terminer par une note optimiste, mais… je crois à l’avenir de la pensée en France. C’est ma conclusion. »